ENFANT D'EUROPE

Czesław Miłosz

Traduction Constantin Jelenski

Poèmes 1934-1982
Luneau Ascot Editeurs 1984

1
Nous qui respirons la douceur du jour
Qui voyons les branches fleurir en mai
Nous sommes meilleurs que ceux qui périrent.

Nous qui savourons les mets exotiques
Et qui aimons les jeux de l'amour
Nous sommes meilleurs qu'eux, les enterrés.

Des fours ardents, au-delà des barbelés
Où siffle le vent d'infinis automnes,
Des batailles où rugit dans le spasme l'air blessé,
Nous fûmes sauvés par la ruse et le savoir.

Il fallait envoyer les autres sur les postes exposés,
Les exciter au combat par nos cris,
Reculer sachant la cause déjà perdue.

Devant choisir entre notre mort et la mort de l'ami
Nous options pour la sienne et pensions froidement : ainsi soit-il.

Nous avons obturé les portes des chambres à gaz, volé le pain,
Et nous savions que le lendemain serait plus lourd que la veille.

Comme il sied aux hommes, nous avons connu le bien et le mal.
Notre mauvaise sagesse est sans égale sur terre.

Telle est la preuve que nous sommes meilleurs qu'eux,
Crédules, fervents, faibles, accordant peu de prix à la vie.

2.

Respecte le savoir acquis, enfant d' Europe.
Héritier des cathédrales gothiques, des églises baroques,
Des synagogues où retentissent les pleurs d'un peuple offensé,
Héritier de Descartes et de Spinoza, héritier de la parole d'honneur,
Enfant posthume de Léonidas,
Respecte le savoir acquis à l'heure de l'effroi.

Ton esprit est agile, il sait reconnaître
Les bons et les mauvais côtés de toute chose.
Ton esprit est sceptique et raffiné, il procure des plaisirs
Inconnus des peuples primitifs.

Guidé par cet esprit, tu reconnaîtras
La légitimité de nos conseils.
Que la douceur du jour emplisse tes poumons.
Il te suffit de suivre ces règles sages et précises.

3.
Il ne peut être question du triomphe de la force :
A notre époque la justice a gain de cause.

Ne mentionne pas la force : on ne te soupçonnera pas,
D'adhérer en secret aux doctrines abolies.

Celui qui gouverne , le doit à la logique de l' Histoire.
Rends à la logique de l' Histoire l'hommage qui lui est dû.

Que les lèvres énonçant l'hypothèse
Ignorent les mains qui falsifient l'expérience.

Que tes mains qui falsifient l'expérience
Ne sachent rien des lèvres énonçant l'hypothèse.

Sache prévoir l'incendie avec précision.
Tu incendieras la maison, et l'oracle s'accomplira.

4.

D'une graine de vérité fais croître la plante du mensonge,
N'imite pas ceux qui mentent au mépris du réel.

Ton mensonge doit être plus logique que les événements,
Afin que les voyageurs fatigués y trouvent le répit.

Après un jour de mensonge formons un cercle exclusif
Pour rire à gorge déployée, à la seule mention de nos actes.

Puis distribuer des louanges aux plus perspicaces :
Ceux qui auront montré le plus de talent.

Nous, les derniers à tirer du cynisme quelque allégresse,
Les derniers dont la ruse est proche du désespoir.

Car voici que naît une génération mortellement sérieuse,
Qui prend au pied de la lettre ce qui nous faisait rire.

5.

Que tes paroles signifient non par leur sens
Mais par rapport à ceux contre qui tu les prononces.

Tu forgeras tes armes de paroles ambiguës,
Noyant les paroles claires dans l'ombre de l'encyclopédie.

Ne juge aucune parole avant que les fonctionnaires
Ne vérifient dans leurs fiches qui l'a prononcée.

La voix de la passion vaut mieux que la voix de la raison,
Car les hommes démunis de passions ne peuvent changer l'Histoire.

6.

Tu n'aimeras aucun pays : les pays sont périssables.
Tu n'aimeras aucune ville : les villes tombent en ruine.

Ne garde aucun souvenir, sinon de ton tiroir
S'élèvera une fumée nocive à ton souffle.

Tu n'auras de compassion pour personne : les gens disparaissent
Ou, persécutés, implorent ton secours.

Ne regarde pas les lacs du passé : leur surface rouillée
Reflétera un autre visage que celui de ton attente.

7.

Celui qui invoque l'Histoire est toujours en sécurité,
Les morts ne se lèveront pas pour témoigner contre lui.

Tu peux leur attribuer n'importe quels actes,
Leur réponse sera toujours de silence.

Du fond de la nuit apparaît leur visage vide.
Tu peux lui donner les traits que tu veux.

Fier de ton pouvoir sur les êtres qui ne sont plus,
Tu modifieras la passé à ta propre image, la meilleure.

8.

Le rire de celui qui respecte la vérité
Est le rire des ennemis du peuple.

L'âge de la satire est révolu. D'une parole rusée
Nous ne raillerons plus les rois incapables.

Sévères comme il sied aux bâtisseurs de la cause,
Seule nous sera permise l'astuce flagorneuse.

Lèvres serrées, obéissant au seul raisonnement,
Entrons avec prudence dans l'ère du feu libéré.

New York, 1946.



Edité 3 temps. Dernière édition 11/10/2017 10:04 par Christian Orpel.

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