Re: Le 17 avril 1942 à Varsovie.
Posté par:
ubik83 (IP Loggée)
Date: 07 mai, 2016 13:57
(Attention, réponse longue)
Bonjour,
Oui, je botte en touche, comme vous dites. Et j'y suis obligé. Pour plusieurs raisons :
Tout d'abord, quand ce roman s'est imposé à moi, mon premier mouvement a été de reculer. Je ne voulais pas. Je savais le sujet douloureux, complexe, polémique. Mais il m'a harcelé, et j'ai fini par céder. Et encore, du fait que mes personnages fassent partie du SD, je n'ai pas eu à traiter du sujet des camps. Je crois que je n'aurais pas pu : quand j'ai commencé ce roman, il y a plus de sept ans, j'étais un autre. En phase ascendante. Mais depuis, des épreuves me sont arrivées, et je ne suis plus le même. Je m'efforce de finir, mais avec de grandes difficultés. J'ai rempli un contrat moral : quand on commence un roman, on doit le terminer.
Je me suis engagé, dès le début, quand j'ai commencé à écrire. Depuis toujours, j'ai inscrit ma démarche d'écriture dans ce qu'on nomme le Roman Noir, genre engagé s'il en est, qui dénonce les travers de la société, qui montre crûment, qui met en scène de façon souvent très sombre. Il est logique, au bout d'un moment, que je finisse par traiter ce thème.
Mais je ne peux le faire de façon exhaustive. Du reste, c'est ce souci d'exactitude qui plus d'une fois m'a bloqué : je me disais, tu n'en sauras jamais assez pour tout dire.
Mais je me suis rendu compte que "tout dire" est impossible. Rien que sur le sujet du ghetto, il faudrait des centaines de romans ou d'ouvrages en tout genre et même comme ça, c'est un sujet qu'on ne cernera jamais totalement. Qui plus est, je n'ai aucune origine ni aucune histoire familiale qui m'ait prédestiné à traiter ce sujet. Je m'y suis retrouvé catapulté, par les hasards de mon inspiration. Je fais comme je peux.
Je botte en touche, déjà, parce que mon personnage principal et narrateur, Wolfgang, est loin de tout savoir. Parfois, il se contente de la version officielle, ou de ce qui lui raconte son ami et mentor, Franz. Par exemple, lors de l'assassinat d'Ernst Röhm, il croit à la thèse du complot, montée de toutes pièces par Himmler et Heydrich.
Wolfgang est un suiveur. Contrairement au Max Aue de Littel, il n'est ni cynique, ni cruel, ni arriviste. Il s'est engagé dans cette aventure par naïveté, idéalisme et pour rester avec Franz. Il s'imagine que sans son ami, il serait incapable de tenir debout par lui-même.
Il faut savoir qu'ils se sont rencontrés, il avaient neuf ans. Franz a pris un énorme ascendant sur Wolfgang, c'est là le noeud de tout mon récit. C'est l'histoire d'une dépendance, d'une soumission, d'une fascination.
Le roman démarre donc dans les années 20. Et il se termine en 1945, avec une épilogue dans les années 60. Vous imaginez l'épaisseur ? Les souvenirs d'enfance, les premiers émois amoureux, l'adolescence, les relations au sein de la famille, l'entrée dans la Hitlerjunge, puis l'entrée dans l'âge adulte, les épreuves pour être admis dans la SS, et ainsi de suite. C'est énorme ! Même si je m'efforce de rendre les choses vivantes, intéressantes, de par la nature et l'ampleur d'une telle saga, je ne peux pas tout traiter. Encore moins de façon détaillée. Je fais des choix, des côtes mal taillées : je passe au crible certains aspects, en accéléré sur d'autres. J'en suis déjà à plus de 400 pages, format A4, interligne 1. Et je n'ai pas encore traité la révolte du ghetto. Vous vous représentez la masse que ça fera, quand j'aurai tout écrit ? ? ? C'est impossible, je ne peux pas tout cerner. Et quand j'ai été pris au piège de ce désir d'exhaustivité, peu à peu je n'écrivais plus, je n'avançais plus, je passais mon temps à accumuler des données, en me disant qu'il n'y en aurait jamais assez.
Alors oui, je botte en touche. Pour continuer à avancer. D'abord, Wolfgang ne sait pas tout, comme je le disais. Ensuite, tout nous est décrit pas son filtre subjectif : il est dépressif depuis qu'il est en Pologne, amené à tuer des gens. Il ne le fait que pour une seule raison : pour ne pas être séparé de Franz, son mentor, le pilier de sa vie - du moins, le croit-il. De plus, il est abondamment rempli d'alcool et de pervitine, pour tenir le coup. Il y a de quoi ébranler nettement sa vision des choses. Et puis, il est fuit dans l'alcool et la pervitine, pour ajoute encore à sa confusion. Il le dit, du reste, dès le tout début du chapitre 1 :
" Il m’est malheureusement impossible de me fier entièrement à ma mémoire. Elle a subi des chocs qui la rendent incertaine. Le passé flotte en moi comme des branches mortes à la dérive, agitées par les remous d’un fleuve boueux. Il y aura probablement des zones d’ombre, des lacunes, des manquements. Tant pis.
Mais, sans doute en vertu de la loi des contraires, les bribes gravées en moi auront la fulgurance et la netteté inébranlable de la dernière vision qu’a la victime avant d’être abattue".
Non seulement je botte en touche, mais, par choix, par habitude, de la façon la plus provocante possible. Le Roman Noir a pour vocation première - enfin, moi je le conçois ainsi - de choquer, de provoquer l'horreur. De part le sujet que je traite, c'est le cas. Et il est tout à fait logique de faire dire à Franz qu'il s'en fout, car lui est cynique, lui est brutal et c'est un nazi convaincu. Son attitude est, contrairement à celle de Wolfgang, tout à fait prévisible et conforme aux idéaux Nazis. Il sert de levier, d'exemple à l'horreur. Il est là, sous nos yeux, et on le voit de façon intime, puisque Wolfgang le suit partout, l'accompagne, l'imite, subit son influence.
Il est difficile pour moi d'écrire tout cela. Je suis obligé de me glisser dans la psychologie de tels personnages, de me représenter ce qu'ils pourraient penser, comment ils parleraient, agiraient, etc. Mais depuis toujours, quand j'écris, je me mets en danger. J'ai écrit sur des tueurs en série, sur des fanatiques sectaires, sur le sadomasochisme, sur toutes sortes de sujets qui n'ont pas de rapport avec moi. De plus, concernant le nazisme et ses méfaits, je n'ai aucun lien avec cette histoire, ni dans mes origines, ni dans le passé de ma famille. Pourquoi, alors ? Simplement parce que lorsque j'avais 11 ans et ne savais rien de ce sujet, on m'a amené un jour "voir un film". Je pensais qu'on allait nous projeter du théâtre filmé, du Molière, des choses comme ça, comme souvent. Et j'ai eu droit à "Nuit et Brouillard", de Resnais. Qui plus est, sans le moindre commentaire. Quand la lumière s'est rallumée, on nous a reconduits en salle de classe. J'ignore comment ont réagi mes camarades, mais moi, je n'ai plus jamais été pareil; et ça ressort maintenant. Voilà, je n'ai pas d'autre explication à donner. Ce qui me choque, je finis par le traiter. C'est ce qui fait de moi un écrivain de Roman Noir - et j'en suis fier. J'exprime crûment et sans détours ce qui me choque et me fait horreur. Cela fait des décennies que j'agis ainsi. Et plus c'est insoutenable, plus j'atteins mon objectif. C'est un genre dur, qui affronte les problèmes, qui regarde les choses en face. C'est pourquoi j'ai de plus en plus de mal à écrire : je ne suis plus dans l'état où j'étais quand j'ai commencé.
Voilà : Wolfgang ne sait pas tout, il a été aveuglé par Franz qui l'a séduit, fasciné. Il a été aussi aveuglé par la propagande et la façon don Baldur von Schirach a dévoyé la jeunesse - une bonne partie du roman est consacrée à cet aspect du Troisième Reich. La foi, l'engagement, la poudre aux yeux qui a poussé des milliers de jeunes Allemands à porter l'uniforme, dès l'âge de huit ans, ou même avant, allez savoir.
Tout cela fonctionne comme un engrenage, ce qu'on appelle en psychologie sociale une escalade d'engagement : à un moment donné, on s'est tellement engagé qu'on ne peut plus reculer, on est obligé de miser encore et toujours, des sommes de plus en plus énormes. Car si on arrêtait, on serait obligé de reconnaître qu'on s'est trompé, qu'on a perdu son temps et son âme. C'est ainsi que je traite Wolfgang : il comprend une fois en Pologne. Jusqu'alors, il n'avait pas du tout imaginé ce qu'il y ferait, en tant que membre du SD. Sur place, horrifié, il déchante mais tient bon : sinon, il serait séparé de Franz, situation qu'il ne peut envisager. Alors, il se bourre d'alcool. Et son ami Franz, volontairement, de façon cynique, l'intoxique à la pervitine. Franz ressemble beaucoup à Max aue, lui. Mais il n'est pas le narrateur.
Wolfgang, à la fin du roman, exprimera clairement l'amertume, la déception, le sentiment d'avoir été floué par Hitler, manipulé, utilisé. Déjà, quand il arrive en Pologne, il est choqué par ce qu'on attend de lui, mais pétrifié de peur à l'idée de s'éloigner de Franz, il se soumet. Il en est malade, il se saoule tous les soirs - comme beaucoup de ses camarades. Ensuite, en cours de route, sa mère décède, victime de l'opération T4. Quand il l'apprend, Wolfgang prend encore plus ses distances avec le régime. Mais pas avec Franz, qu'il admire et aime, qui est tout pour lui.
En fait, sans vendre la fin, disons que Wolfgang restera docile et obéissant, soumis, et ne reprendra conscience qu'au moment où Franz sera tué. Pas avant. Et là, ce sera la douche froide, le choc, la brutale prise de conscience, et la culpabilité, la compromission morale, la souillure indélébile.
Tel est le projet, extrêmement ambitieux, de ce roman. Pas moins.
J'espère juste que je serai à la hauteur.
Alors oui, je botte en touche. Par exemple, lors de l'insurrection de Varsovie, j'ai trouvé un procédé pour passer en accéléré et sauter directement à la case "siège de Berlin". Un artifice, mais sinon, je n'aurai jamais la force de finir, et mon lecteur se lasserait, lui aussi. Il faut quand même que ça reste un roman, quelque chose qu'on ait envie de suivre. Pas une punition. Je vais faire en sorte qu'on ne voie que le début de cette insurrection. Sinon, il y en aurait pour combien de chapitres, rien que sur ce vaste sujet ?
Qu'on me pardonne. Ce roman est une côte mal taillée. Du reste, plus j'avance dans la vie, plus je suis persuadé que TOUT, dans la vie, n'est qu'une côte mal taillée. La vie elle-même n'est qu'un compromis, un brouillon.
A vous lire,