Pour info : analyse de la situation militaire polonaise d'avant septembre 1939 par un journaliste français
Article paru en 1939 dans la revue française Politique Etrangères
Le moral de la Pologne et la mystique de la mer
Le Président de la République polonaise Moscisky nous déclarait, ces temps derniers, avec une fermeté impressionnante que la Pologne défendra son accès à la mer jusqu'à son dernier souffle. Mais c'est incontestablement le climat d'exaltation populaire qui trahit le plus éloquemment la volonté de résistance active de la nation. Ce climat est unique en Europe! Tandis que, devant la menace de guerre qui les étreint, les peuples affichent leur résignation ou leur décision, les Polonais baignent dans l'enthousiasme, et la perspective du combat leur est un motif d'exaltation fortifié par l'enjeu de la partie.
La Pologne ne fut jamais, à l'instar de la France et d'autres nations, un domaine fermé par des frontières naturelles acquises au prix d'efforts obstinés. C'est une nation dont le squelette, sans cage thoracique, est constitué seulement d'une colonne vertébrale longue de 1.100 kilomètres, représentée par le cours de la Vistule. La Vistule est, géographiquement, la seule raison d'être de la Pologne. Ainsi liés par le même destin, fleuve et nation n'ont cessé, au cours des siècles, d'épauler leurs efforts. Pour le peuple polonais la course de son Fleuve Fidèle à la mer est devenue la course de la nation tout entière à la liberté. La géographie s'est donc mêlée à l'histoire pour donner à ce peuple une conscience maritime d'une vigueur insoupçonnée et, par corollaire, la haine de l'Allemand, cette race qui n'a cessé au cours de l'histoire de lui disputer l'accès de la mer.
Dans de telles conditions le pacte germano-polonais ne pouvait être qu'un intermède. Il a suffi, en effet, du coup sur Memel et de quelques menaces, à peine esquissées, dans la presse allemande contre les communications maritimes de la Pologne, pour que celle-ci, unanime, balayât l'accord d'un seul coup. Depuis, le pays donne vraiment l'impression de respirer, d'être soulagé d'un poids qui lui pesait, tandis que les sentiments trop longtemps contenus explosent en un mot d'ordre dicté par le romantisme inné du patriotisme polonais : Répétons Grundwald. Les Polonais puisent dans cette victoire qui écrasa les Chevaliers Teutoniques une confiance peut-être exagérée, si on compare l'échiquier stratégique de l'époque avec celui d'aujourd'hui, mais sans fêlure et telle qu'ils ne redoutent pas de croiser le fer avec l'Allemagne même en combat singulier. La Pologne est aujourd'hui frémissante. Grâce au régime semi-autoritaire les chefs tiennent les rênes solidement mais ils reconnaissent qu'à la moindre alerte sérieuse ils devraient « rendre la main » pour éviter d'être désarçonnés!
Moralement la Pologne est donc prête au combat.
Le potentiel technique de l'armée polonaise
La guerre, a dit le maréchal Foch, ne se contente pas des vertus de la dernière heure. Une volonté sans armes sera, en effet, toujours impuissante à arracher la victoire.
Quelle est la valeur des armes polonaises?
A l'actif du potentiel militaire de la Pologne, il faut inscrire la richesse du pays en hommes et en chevaux.
La Pologne est, après le Japon et le Brésil, le pays qui a la plus forte natalité du monde. Alors que les « classes pleines » donnent en France deux cent cinquante mille conscrits, en Pologne les « classes creuses » en comptent plus de trois cent mille ! Le pays dispose donc d'un matériel humain abondant et c'est là un atout qui, contrairement à certaines opinions erronées, garde toute sa valeur dans une guerre de matériel. Le matériel ne supplée pas au nombre, il l'étalé en profondeur; il ne supplée pas davantage à la manœuvre débordante, qui est la seule décisive et qui, pour réussir, aura toujours besoin du nombre. Malheureusement la Pologne ne peut, faute de crédits suffisants, utiliser toutes ses ressources humaines.
On est d'accord pour admettre que le plafond militaire d'un pays est voisin d'une division par cinq cent mille habitants. Avec ses trente-trois millions d'habitants la Pologne devrait donc en aligner plus de soixante : elle possède douze brigades autonomes de cavalerie, soit deux millions d'hommes sur pied de guerre. Le déchet est toutefois compensé par une sélection extrêmement sévère des recrues qui s'opère déjà en quelque sorte au second degré.
La Pologne qui est aux trois quarts paysanne a un fond de population dur à la fatigue, résistant à la marche et habitué à toutes les privations d'un niveau de vie extrêmement bas. Le commandement peut ainsi se préoccuper moins que chez nous de l'entraînement à la marche, et réserver un maximum de temps à l'instruction militaire proprement dite. Au cours de manœuvres nous avons vu le fantassin polonais abattre, sans difficulté, des étapes journalières de cinquante, voire même de soixante kilomètres et se tenir souvent à la hauteur de sa cavalerie.
Physiquement le matériel humain de la Pologne est donc de première qualité.
Mais Napoléon nous avertit qu'à la guerre le moral est au physique comme trois est à un. Moralement ce soldat affiche, également, d'excellentes qualités. Il est animé d'un ardent patriotisme, teinté même de chauvinisme que renforcent encore des particularités propres à la race.
Patiné d'orientalisme le Polonais a, devant la mort, le fatalisme des orientaux et corrige ce que ce fatalisme a de dangereux dans sa passivité slave par la vivacité d'allure et de pensée d'un peuple de cavaliers-nés. Il a, en effet, du cavalier l'amour de l'obstacle, c'est-à-dire du risque, en même temps que la tête épique, c'est-à-dire l'instinct du corps à corps.
Ce sont là des qualités qui, judicieusement exploitées sur un terrain propice, offriraient au commandement d'intéressantes possibilités de manœuvre.
Les cadres et la doctrine militaire
L'armée polonaise est encadrée par 19.000 officiers, 35.000 sous-officiers d'active et 100.000 officiers de réserve.
Nous avons pu constater que, dans tous les régiments, aussi bien à l'intérieur qu'à la frontière, les officiers sont astreints à un service très dur, identique à celui des cadres des corps français de couverture. Dans un régiment de Posen des officiers, particulièrement bien notés, se sont même plaints devant nous de ce qu'il leur était impossible de trouver le temps de préparer l'Ecole de Guerre. Quant au commandement supérieur, nous l'avons trouvé animé, à tous les échelons, d'une vigueur intellectuelle qui atteste l'excellent « rodage » de son esprit.
Disposant d'un matériel humain animé d'un bel esprit offensif, enfiévré lui-même par la passion du cheval, il était à craindre que ce commandement sombrât dans la funeste mystique de l'offensive à outrance. Nous avons pu constater qu'il a sagement résisté à une telle erreur et que sa doctrine, adaptée au terrain, comporte toute la souplesse désirable. Cette doctrine n'est pas d'offensive a priori mais de mordant ; ce qui est tout différent ! Elle ne s'hypnotise pas sur le terrain, elle s'en sert pour créer la surprise par le mouvement et éviter ainsi, autant que possible, la funeste stabilisation des forces en présence. En général le commandement polonais n'a pas notre conception rigide des liaisons qui, parfois, il faut bien le reconnaître, ankylose l'esprit des chefs. Cette tendance se manifeste déjà par une plus grande souplesse dans l'organisation même de l'armée qui, en temps de guerre, n'utiliserait pas le corps d'armée à la manière française ou allemande. Le commandement polonais donne sa préférence à des groupes d'opérations réunissant un nombre variable de divisions selon les besoins, dotées d'une artillerie proportionnée à la tâche à accomplir. L'énorme étendue des frontières polonaises et l'absence d'obstacles naturels interdisent, à priori, à l'armée polonaise toute constitution de front continu. Dès lors il importe de prévoir l'emploi d'armées non jointives opérant sur de très larges fronts dont la réunion pour l'effort décisif serait à rechercher au moment favorable. La réalisation de cette conception napoléonienne exige plus que toute autre, et à tous les échelons, un entraînement à la guerre de mouvement.
Effectivement l'instruction au sein des unités s'inspire d'un grand souci de manœuvre que l'on s'entraîne, surtout dans la cavalerie, à monter déjà à l'échelon régimentaire. C'est que les chefs polonais fondent aussi de grands espoirs sur les « raids » audacieux conduits en « enfants perdus », sans souci de se couvrir coûte que coûte. Leur doctrine est établie plutôt en fonction de l'utilisation de la cavalerie selon les enseignements de la guerre polono-soviétique, qu'en fonction de la manœuvre en masses pesantes d'infanterie selon les règles de la grande guerre. La cavalerie polonaise est donc appelée, dans l'esprit du commandement, à jouer un rôle de décision ; c'est ce qui explique qu'elle soit, après la cavalerie russe, la plus nombreuse du continent et maintenue en état d'alerte permanent avec ses effectifs de guerre au complet.
Chacun des quarante régiments de cavalerie a, en plus d'un escadron de mitrailleurs, douze mitrailleuses lourdes, quatre canons antitank, trois voitures de transmission et un peloton de cyclistes-signaleurs. Chaque régiment peut ainsi vivre et combattre sur lui-même.
A l'échelon brigade, la cavalerie est accompagnée d'autos blindées, de tanks légers et de pièces antiaériennes dont la mission est de couvrir la manœuvre contre toute surprise terrestre ou aérienne.
Les chefs polonais estiment que la cavalerie doit se battre à la fois avec le feu et le mouvement et que, le feu n'étant pas un but mais un moyen qui freinerait sa mobilité. Ils pensent de même que, soutenue de la sorte par le feu, la cavalerie retrouvera ses qualités d'arme de décision que la grande guerre lui a fait perdre, à condition toutefois qu'elle change son terrain d'action et son genre d'opération. II importe de préciser qu'il s'agit là d'une doctrine établie en fonction des grandes réserves du pays en chevaux et d'un terrain particulièrement pauvre en routes. Cette doctrine d'utilisation de la cavalerie n'est pas étrangère, croyons-nous, à la récente décision de l'État-major général allemand de couvrir, par des fortifications, les centres névralgiques de la Poméranie et du Brandebourg contre des raids audacieux dont l'effet moral, et peut-être même stratégique, pourrait être grave.
A l'actif du potentiel militaire de la Pologne il faut encore inscrire l'effort considérable fourni par le pays pour créer une industrie de guerre capable d'assurer le ravitaillement de l'armée en matériel et munitions.
Le « triangle de sécurité » et le matériel
II y a quelques années, la Pologne a voulu libérer son armée de la servitude de l'étranger en matériel de guerre ; dans ce but elle a créé une industrie de guerre qui, aujourd'hui, lui fournit tout ce dont elle a besoin. En même temps elle a voulu soustraire la métallurgie polonaise à la menace allemande qui pèse sur la Haute-Silésie, en couvrant la Silésie polonaise d'un solide bouclier fait d'une chaîne continue d'ouvrages blindés à deux étages, du type des ouvrages belges de la frontière de l'est.
Ces ouvrages, qui sont occupés en permanence chacun par 25 hommes, ont pour mission d'interdire à l'ennemi l'utilisation d'un réseau routier qui, dans cette région, est moderne et dense. Mais si efficace qu'elle soit, cette fortification ne mettait pas l'industrie lourde à l'abri du feu des canons allemands tout proches. En conséquence le gouvernement décida de déplacer cette industrie dans le triangle dit « de sécurité » où il avait primitivement concentré ses fabriques d'armements. Ce triangle adossé aux Carpathes a été élargi en conséquence et couvre, aujourd'hui, un septième du territoire national. Il est à deux cents kilomètres de la frontière allemande et à plus de trois cents kilomètres de la frontière soviétique. Le « triangle de sécurité » est le véritable centre de la défense du pays. L'armée polonaise ne peut à aucun prix se laisser couper de cette base car, si elle est dotée d'un matériel de qualité, elle n'a eu encore ni le temps ni les moyens financiers pour se constituer des réserves de guerre suffisamment puissantes.
La couverture de ce centre n'est pas la seule préoccupation qui incombe au commandement. Il doit encore veiller à lui assurer un ravitaillement abondant en matières premières de qualité. Il ne s'agit plus ici d'une question stratégique mais financière. Dans l'état présent des choses, pour maintenir son activité pendant six mois, le « triangle » devrait disposer de stocks de matières premières d'une valeur d'un demi-milliard de zloty.
L'effort est au-dessus des forces du pays, tendues déjà à l'extrême. C'est sur ce plan que Paris, Londres et éventuellement Moscou, devraient relayer l'effort de la Pologne défaillante. C'est pour elle une question de vie ou de mort. A Varsovie, dans les cercles militaires, on n'est pas fixé sur les intentions de l'armée allemande de Prusse orientale; les divisions allemandes tomberont-elles comme un pavé sur la tête de Varsovie ou, se couvrant au sud par de solides fortifications et les célèbres marais de Mazurie, tendront-elles la main aux troupes allemandes de Poméranie pour étrangler le Corridor dans un but plus politique que stratégique?
L'opération d'étranglement est pour le moins tentante; le Corridor est un gage précieux dont Frédéric le Grand avait déjà, lors du dernier Partage, saisi tout le prix. En ce temps-là, le roi de Prusse injuriait et menaçait de battre ses conseillers qui lui suggéraient d'échanger le Corridor pour le riche duché de Posen : Imbéciles, leur criait-il, ne voyez-vous pas qu'en tenant le Corridor je suis en état d'obtenir tout le reste?
Mais, quelle que soit la forme que revêtirait l'action de la Reichswehr, étranglement ou asphyxie lente du Corridor, la Pologne est, par suite de la maîtrise allemande sur la Baltique, condamnée, dès les premiers jours d'un conflit, au blocus. Il faut lui donner la possibilité de résister pour que, libérée de tout souci immédiat dans ce secteur, elle puisse utiliser ses moyens à fond en vue de l'action stratégique isolée à laquelle elle serait acculée.
Extrait de [
www.persee.fr]
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