Il n'y a pas de pourquoi.
Posté par:
ubik83 (IP Loggée)
Date: 03 février, 2012 21:14
Bonjour,
On me dit : "J'espère que votre personnage n'est pas un héros car je ne pense pas que beaucoup de monde ici puisse avoir la moindre considération pour les Einsatzgruppen qui ont massacré (entre autre) des milliers de Polonais.
Le sujet est plus que sensible. Je sais que vous aimez ce genre d'exercice mais on est sur une ligne bien étroite".
Effectivement, la ligne est si étroite que pendant des mois et des mois, j'ai résisté, j'ai tenté de me soustraire à ce roman qui s'imposait à moi.
Il faut comprendre que mon personnage, il y a deux façons de le voir.
La première, se dire qu'il appartient à un Einsatzgruppe, et conclure que c'est un salaud, point.
La seconde, et c'est celle que j'ai choisie, c'est de suivre son évolution depuis l'enfance. Il y est conduit, c'est son destin. Mon propos est de montrer commment divers facteurs se sont emboités pour l'aveugler. D'abord, ses origines familiales : père farouchement antisémite et nationaliste, militaire, issu d'une lignée de junkers du Bade Wurtemberg. Ensuite, sa rencontre avec Franz, qui va initier ce qu'on appelle un processus de "socialisation par la violence". Wolfgang, au début du récit, est un rêveur, un introverti. Subjugué par Franz qui devient son protecteur, il va apprendre, d'une à profiter de cette aura, de deux, à le suivre sur ce chemin de violence. Enfin, il y a le background socio politique de l'époque, l'énorme travail de séduction de la jeunesse par Baldu Von Schirach.
Il ne devient pas, d'un coup, SS, comme ça, comme un lapin qu'on sort d'un chapeau. Il passe par la Jeunesse Hitlérienne, puis il s'engage dans la police, puis, puis...
C'est une gageure que de raconter cela.
Mieux encore : je le fais à la première personne. C'est-à-dire que j'essaie d'imaginer ce qu'a pu ressentir Wolfgang et je le raconte sur le mode "je". Je tente de capter et de restituer tout ça de l'intérieur. Encore plus étroit, le chemin.
Je pense que le roman fonctionnne comme une progression dans l'horreur. Au début, Wolfgang est ravi des changements qui s'opèrent en lui, puisque ils lui permettent de s'affirmer, de sortir de son rôle de victime, de gamin pas sûr de lui, etc. Puis, la réalité va filtrer peu à peu, notamment quand ils feront leurs classes. Mais Wolfgang est déjà piégé : il a décidé de s'en remettre à Franz, de le suivre où qu'il aille.
Et quand il va se retrouver dans la situation de donner la mort, il va évidemment mal le vivre, mais les livres que j'ai lu sur la question ont montré unanimement que ces bourreaux, ces "hommes ordinaires" placés dans une situation extra-ordinaire, ont cherché à se soustraire, ou sont tombés dans la dépression et l'alcool. Je pense qu'arrivé un certain stade, Wolfgang va très nettement devenir alcoolique et comprendre qu'il s'est fait exploiter par un système cynique et devenu fou. Mais il sera trop tard...
Voilà quels sont mes parti-pris. Maintenant, pourquoi...
POur faire simple et court, quand j'avais 10 ans, un beau matin on nous a emmenés voir un film. C'était "Nuit et brouillard". Je ne sais pas ce qu"on ressenti mes camarades, on n'en a pas parlé ensuite. Je sais que moi, je n'ai plus jamais été pareil. Cela m'a marqué. J'ai, à diverses périodes, cherché à oublier, ne pas y penser. J'y réussissais, plus ou moins, ça dépendait. Et puis, à partir d'un certain moment, cette idée de roman s'est imposée. J'ai lutté, j'ai dit non, pas ça, pitié, pas ça... Et ça revenait, revenait... Et j'ai fini par céder lors de l'été 2008. Je m'y suis mis, voilà. J'ai affronté.
Je n'ai pas le sentiment d'avoir choisi ce roman. J'ai plutôt celui d'avoir été choisi par lui.
Je ne peux rien dire de plus.
Je comprendrais qu'on aie des réserves. Quoi qu'il en soit, la seule chose que je puisse faire, après plus de 450 pages de récit, c'est continuer. A travers ce roman, j'affronte l'horreur et l'inacceptable. C'est mon chemin de croix, je ne peux m'y soustraire. Je ne cherche même plus à comprendre, à me poser la question du pourquoi.
Primo Levi a raconté, à travers son histoire personnelle, comment un gardien de camp lui avait dit une fois : ici, il n'y a pas de pourquoi.
Pour moi, c'est pareil, à l'échelle de la vie entière. Il n'y a pas de pourquoi. On affronte ou on fuit.
Après toutes les fuites dont j'ai été capable, cette fois-ci, j'affronte. C'est mon rôle dans cette stupide tragédie. Je ne l'ai pas choisi. Je fais avec ce que j'ai. Mon rêve aurait été d'être musicien. La vie en a décidé autrement.
Ubik.