Gloire et déclin
Les luttes des factions au sein de l’émigration n’épargnaient point le créateur des légions souvent calomnié auprès du Directoire par ses rivaux politiques et militaires. Outre des allusions à son passé (irrégularités financières, servilité à l’égard des Russes pendant la réduction de l’armée en 1792) et à son esprit prétendument « germanique », après 21 années passées au service de la Saxe, l’opposition critiquait le fait de faire mourir inutilement des compatriotes pour le service d’un pays étranger. « À l’époque et aux temps des trahisons où nous vivons il se peut qu’un homme le plus vertueux mais inconscient prenne également Dabrowski pour traître »– par ces mots Wybicki consolait son ami dans une lettre de 1799. Malgré ses désillusions, Dabrowski restait fidèle à sa devise, formulée à l’époque du déclin des légions :
« Persévérer ! Les événements peuvent produire un changement favorable ! »
Le général organisa d’abord ses premiers 6.000 hommes en six bataillons d’infanterie homogènes (avec trois compagnies d’artillerie) divisés en deux légions. Selon Jan Pachonski, après la réorganisation effectuée en mai 1797 par Bonaparte, « la légion polonaise dans son ensemble, se distinguait du modèle des demi-brigades françaises par un état-major élargi, par l’augmentation de l’effectif dans les compagnies de grenadiers, de 83 à 123 soldats, par l’adjonction d’une compagnie supplémentaire de tirailleurs qui n’existait pas dans les formations françaises. En raison du manque constant d’officiers [la plus grande vague de candidats n’arriva en Italie qu’en été], des compagnies doubles étaient formées avec un seul corps d’officiers pour les deux compagnies ».
Les premières, et rares, opérations des Polonais, en mars-avril 1797, consistaient principalement à soutenir les républicains sur le territoire de Vénétie ; la 2e légion, quant à elle, fut incorporée à la garnison de Mantoue qui préparait une attaque sur le territoire autrichien. L’armistice de Leoben et la paix signée à Campoformio (17-18 octobre 1797) scellèrent tout espoir d’offensive victorieuse vers la Galicie occupée par l’Autriche. Se posait alors pour la première fois la question du devenir des formations polonaises.
La création de la République cisalpine à la place de la République lombarde compliqua les projets de Dabrowski, qui sauva tout de même la situation en signant une nouvelle convention, le 17 novembre 1797, avec les seules autorités françaises. Ces dernières maintinrent donc un corps polonais auxiliaire. Craignant l’attitude des Polonais en cas de conflit avec la France et préférant les incorporer directement à son armée, le corps législatif cisalpin n’approuva pas, quant à lui, cette convention. Au début de l’année 1799, l’effectif du corps polonais auxiliaire monta à plus de 8.200 soldats, grâce à l’adjonction d’une cavalerie (un régiment de lanciers fut créé), à l’augmentation de l’artillerie ainsi qu’à la formation d’une quatrième compagnie dans chaque bataillon.
La 1e légion du général Kniaziewicz participa à la libération de Latium. Le 3 mai 1798, elle entra à Rome et combattit les ennemis de la République romaine (surtout les partisans paysans) et l’invasion napolitaine (entre autres dans les batailles de Magliano, Otricoli, Civitacastellana, Calvi, Ferentino, Frosinone et Terracina). Le fait d’armes le plus célèbre restait la prise de la forteresse maritime de Gaëta. Le commandant en chef, le général Championnet, rendit honneur aux soldats de Kniaziewicz en chargeant celui-ci de remettre le 8 mars 1799 au Directoire les 33 drapeaux pris à l’ennemi.
L’année 1799 se révéla désastreuse pour les Polonais. Dans les batailles de Magnano et de Legnano, la 2e légion perdit son chef, le général Rymkiewicz et 1.750 hommes. Les 1.500 rescapés (dont 300 artilleurs) furent envoyés à Mantoue, considérée comme une forteresse déjà perdue. Au moment de la capitulation, le général Foissac-Latour signa « l’article additionnel concernant les déserteurs » en livrant ainsi ses subordonnés polonais (à l’exception des officiers) aux Autrichiens. Cet acte déloyal choqua profondément le corps polonais, déjà persuadé d’être la « chair à canon » négligée par les Français. À l’instar du colonel Kosinski (fait prisonnier à Mantoue), les légionnaires condamnaient cet
« article inconnu au conseil de guerre extraordinaire, indigne de la grandeur de la nation française, honteux pour toute la garnison, contraire à sa réputation et à ses lumières, si pénible et douloureux pour tous les Polonais qui en sont les victimes... article dont les Autrichiens n’ont pas manqué d’abuser en arrachant les armes des soldats polonais au titre de déserteurs, indistinctement tels ou non, en déchirant un de leurs drapeaux et en comblant tous les officiers d’injures et d’insultes les plus ignominieuses ».
La 1e Légion, désormais sous les ordres de Dabrowski, fut presque anéantie par les Russes entre les 17 et 19 juin à la bataille de Trebbia. Il fallut toute la détermination du général pour épargner les restes de ses troupes qui participèrent encore à la défense de la République ligurienne. Après les batailles de Novi et de Bosco, les survivants (975 sur 1 800) prirent part à la défense de Gênes. Les défaites militaires de la France et la vaillance des troupes polonaises changèrent l’attitude du Directoire à l’égard de ces légions. Avec le soutien de Kosciuszko, le 8 septembre 1799, une « Légion du Danube » fut créée et placée sous le commandement du général Kniaziewicz. Il n’était plus question de convention mais les 6.000 légionnaires portant les uniformes polonais devaient avoir une discipline, des promotions et une solde égales à celles des Français.
La prise de pouvoir de Bonaparte semblait assurer le futur des formations polonaises. Ainsi, la France décida de prendre en charge la légion de Dabrowski qui fut réorganisée près de Marseille. La légion de Kniaziewicz, dont le siège fut successivement Phalsbourg, Metz, Strasbourg et Ulm, et qui comptait en 1800 plus de 5.000 fantassins et 950 cavaliers, prit part à la campagne de Francfort (été 1800) et se distingua à Hohenlinden (3 décembre) en prenant 3.500 prisonniers. Le général Decaen, qui passa dans les rangs polonais au matin de la bataille se souvenait
« de l’ardeur que manifestaient les officiers et les soldats. Ne parlant pas leur langue, je leur exprimais par mes regards que je comptais sur leur valeur, et que bientôt ils allaient avoir l’occasion d’en donner les preuves ».
L’espoir de voir le sort polonais tranché par la France victorieuse fut déçu par la paix de Lunéville (9 février 1801), où la France et l’Autriche s’engagèrent mutuellement à ne pas soutenir « les ennemis intérieurs ». Cela sonna le glas des légions (15.200 hommes dont 12.000 sous les armes) et de nombreux officiers polonais, y compris Kniaziewicz, donnèrent leur démission de façon éclatante. Les soldats, surtout ceux de la légion du Danube, désertaient massivement. Au cours de l’année 1801, le nombre de légionnaires, tous concentrés en Italie, n’était plus que de 10.700. Le Premier consul décida d’en faire trois demi-brigades, placées au service de la France mais à la solde de la République cisalpine (Italienne) et du Royaume d’Étrurie. Le 21 janvier 1802, l’inspectorat général polonais avec Dabrowski à sa tête, chargé des questions administratives et de l’instruction, ainsi que la 1e et la 2e demi-brigades (formées à partir de la Légion d’Italie) et le régiment de lanciers passèrent à la solde de l’Italie. La totalité de ces forces dont l’uniforme et le commandement devaient être polonais était de 8.366 hommes et de 1.000 chevaux.
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