Re: Topologie du ghetto de Varsovie...
Posté par:
ubik83 (IP Loggée)
Date: 14 juin, 2016 15:34
Hello,
A ce que je sais, Varsovie avait été, à l'époque, partagée en trois parties : Juive, Polonaise et Aryenne. Maintenant, j'avoue que ça fait si longtemps que je suis passé par là que je ne me souviens plus où je l'ai trouvé. Et même, pas sûr du tout que j'aie su dans le détail où terminait telle partie, et où commençait telle autre. Mieux encore : l'aurais-je su, ça ne m'aurait pas tellement parlé, car c'est loin pour moi, tout ce que j'en ai, ce sont éventuellement des cartes. Quand je vois que la ville la plus proche pour moi, Marseille, est si grande que systématiquement, quand j'y vais je m'y perds... Quand on n'a aucun repère, on se perd comme un rien.
Quand mon premier roman est sorti, mon éditeur a voulu que j'aille au salon du livre, à Paris. Je me souviens qu'à un moment donné, on était dans leur voiture, et on traversait cette ville. Et ça durait, tant et plus. Et à perte de vue, de tous les côtés, c'était encore la ville, encore et toujours. Je me disais : c'est comme un cercle immense, si grand qu'on ne sait pas si on est au bord ou en plein centre. On appelle ça le déphasage sensoriel, il parait que ça fait partie des thèmes présents dans mon écriture. Ne plus trop savoir où on est. Alors... A Paris, je me disais : s'il arrive quoi que ce soit, un accident ou n'importe, je ne peux même pas dire où je suis. En fait, dans ces cas-là, on retrouve je pense ce que doit ressentir un enfant, pour qui tout est gigantesque, et qui est perdu sans ses parents. J'ai du rester un grand enfant.
Pour en revenir au sujet, je pense qu'il y a des parties de la ville sur lesquelles les nazis avaient jeté leur grappin, à n'en pas douter. Le palais Bruhl, certaines avenues, etc. Ne serait-ce que le ministère à l'allée Szucha.
Tenez, puisque on y est, je mets ici le passage en question, extrait de mon chapitre 18 :
"Le 23-25 allée Szucha était un vaste complexe, récent, au milieu d’un quartier résidentiel. Il avait été édifié au bénéfice du Ministère Polonais de l'Education et des Cultes, et nos dirigeants l'avaient réquisitionné après la reddition. La Sipo et le SD occupaient le numéro 23, l'Ordnungpolizei le 25. Lothar Beutel, chef de l'Einsatzgruppe 4, avait été désigné comme commandant de tous les services. Plus tard, l'Einsatzgruppe allait être dissous, et nos effectifs versés au KdS Warschau. Après quelques mois, l'allée Szucha serait renommée "Polizeistrasse" par l'Administration Allemande.
L’entrée du 25 était imposante. Flanquée de colonnes monumentales, elle donnait sur un hall ouvert d’où partaient plusieurs escaliers. Là se trouvait un impressionnant atrium dont le sol était constitué d’une remarquable rosace en marbre noir et blanc. J’aurais aimé avoir un bureau donnant sur cette merveille géométrique. Mais lors de notre présence en ces lieux, nous étions confinés dans une aile qui offrait une vue bien plus quelconque.
De l'autre côté de cette place se trouvait un hall abritant un comptoir d'accueil. De là, on était orienté vers telle ou telle instance, suivant la nature de la demande. Je ne saurais dire quelle était la configuration de cet édifice, qui ressemblait à un labyrinthe ; il m'arrivait souvent de m'y perdre. Tout était bâti dans des proportions majestueuses. J'avais repéré quatre vastes cours intérieures, dont deux fermées, comportant des espaces verts, sans savoir si l'accès y était possible. Suivant où l’on passait, on pouvait avoir vue sur les jardins, ou sur les avenues et autres immeubles alentour. Des panneaux indiquaient la direction des différentes organisations, Sipo, Gestapo, Kripo, Sicherheitsdienst, preuve que les informations dispensées à l'accueil ne suffisaient pas toujours. Malgré cela, la longueur des couloirs donnait toujours l'impression d'être constamment égaré. J'avais un itinéraire précis pour rejoindre les bureaux du S.D. et je ne m'en écartais pas ou rarement.
Franz et moi n’étions pas logés allée Szucha, mais dans un petit immeuble aménagé en caserne juste derrière ; il ne payait pas de mine mais était en bon état, aucune bombe ne l’avait touché. Il y avait six petits dortoirs, nous étions dans le troisième. Un réfectoire, deux salles de douches… Et puis d'autres locaux, pour le personnel administratif, les chauffeurs, les cuisiniers, ainsi de suite. Les officiers, eux, se trouvaient dans une pension Allée Litewska, à deux pas de là. Pour ce que j’en sais, ils disposaient de chambres où ils dormaient à quatre, regroupés en général en fonction de leurs grades.
Il y eut un jour de latence, que je mis à profit pour m’acclimater, prendre mes quartiers. Puis, rapidement, nous commençâmes à sillonner la capitale.
Varsovie en ruines était vraiment lugubre. Je n’ai jamais vu la ville avant, mais ce qui en subsistait pouvait donner une idée de sa beauté passée. Beaucoup de magnifiques hôtels particuliers en pierre sculptée, et des allées immenses, bordées d’arbres. Des églises, une cathédrale, un théâtre, des ministères… La plupart des façades étaient maintenant écroulées, des monceaux de gravats gênaient la circulation… Des équipes de Polonais travaillaient au déblaiement, presque toujours sous le contrôle des Autorités Allemandes.
Au départ, je n’avais pas de repères dans cette cité ; peu à peu, j’appris à m’orienter, grâce aux axes principaux, aux voies ferrées et nombreux ponts qui enjambaient la Vistule.
Nous roulions dans ces mêmes camions bâchés, ceux qui nous avaient amenés depuis notre départ de Dramburg. Nous étions huit à l’arrière. Dans la cabine, un chauffeur et un chef de groupe, Kreisler ou tel autre SS-Stürmann.
C’étaient de petits convois, en général trois véhicules pour la troupe, trois autres pour le monde à ramener, une voiture pour les sous-officiers. J’ai souvent travaillé sous les ordres d’un SS Unterscharführer nommé Markus von Altman.
Grand, solidement bâti, glabre, les yeux légèrement proéminents, il portait une mèche brune sur le côté, à la Hitler. Il offrait une image lisse, impénétrable, et je suppose que c’était voulu. Il tenait à se démarquer de la piétaille ; il semblait nous mépriser, alors que lui-même n’était pas seulement officier. Mais je suppose qu’il fallait intégrer cette attitude pour le devenir. Sans doute un arriviste, un de ces nombreux jeunes loups, désireux de grimper dans la hiérarchie. Evidemment, il se montrait particulièrement exigeant, à chaque mission. Son mot d’ordre était : « je veux du résultat » !
Sa méthode était rigoureuse : il se fiait au Sonderfahndungsbuch Polen, un minuscule livre qui comportait, sur ses pages en papier bible, des listes de suspects, établies en collaboration avec les Volksdeutschen vivant en Pologne, et sans doute aussi, des espions. Tous ceux visés par le nouvel ordre se trouvaient recensés là, avec nom, adresse, profession, convictions politiques, famille, amis… Von Altman déterminait, avec ses supérieurs, l’inventaire précis des personnes à arrêter. De là, il recopiait noms et adresses sur des fiches. Ainsi, nous étions directement et individuellement responsables du succès de cette tâche : il nous incombait de trouver les intéressés. Gare à celui qui ne ramenait personne, il se faisait copieusement engueuler. Quand les camions stoppaient, on descendait, on s’alignait au garde à vous, et là, Von Altman passait, remettant à chacun un petit bristol, recouvert de son écriture fine et racée, méticuleuse. Parfois il s’arrêtait brusquement devant l’un ou l’autre, le regardait de haut en bas, comme si l’homme s’était présenté mal rasé, sale, que sais-je. On aurait dit que von Altman nous emmenait à une parade, une revue militaire, pas une action sur le terrain. Il restait là, à fixer je ne sais quel détail, puis enfin, il tendait sa main sèche, osseuse, et passait au suivant.
Lorsque nous avions tous notre bout de papier, harangués, houspillés par le SS-Stürmann, nous montions pour traquer nos "clients", c'est ainsi que nous les nommions. En général, nous allions par deux. Par convention, j’avais établi avec Franz la procédure suivante : lui partait du rez-de-chaussée, moi je grimpais tout en haut ; on se retrouvait à mi-parcours, dans les étages.
Ce n’était pas tâche facile. Après avoir tambouriné aux portes, quitte à les enfoncer, on faisait irruption dans l’intimité d’une famille, à laquelle il fallait arracher notre proie. On débarquait dans l’odeur de nourriture, les enfants se mettaient à brailler, les femmes se signaient en pleurant… Les gens ne parlaient pas Allemand, faisaient mine de ne pas nous comprendre. On devait alors casser des objets, molester quelqu’un, tirer en l’air…
Enfin, on ressortait avec notre petit monde. Il est arrivé qu’une ou deux fois l’individu à interpeller se précipitât sur les toits, ou par les escaliers de service, dans l’espoir de s’échapper. Soit Franz mettait fin à l'exploit, d'une balle soigneusement ajustée. Soit il fallait cavaler derrière, comme des imbéciles. En général, une fois le fuyard repris, on lui faisait passer l’envie de jouer au héros, avec quelques coups de crosses dans les gencives ou les parties génitales. Si on trouvait chez lui des tracts ou autres éléments indiquant qu’il pouvait appartenir à la Résistance, alors on le remettait à la Gestapo.
Celle-ci avait ses quartiers dans les sous-sols du 23. J’évitais d’y descendre, sauf ordre formel. Je me doutais de ce qu’on pouvait y trouver".
... Voilà la prose en question. Wolfgang vient d'arriver, il n'est pas encore rongé par le sentiment de souillure, la pervitine et l'alcool. Il va tenir pas mal de temps encore. Ses épreuves et tourments ne sont pas finis...
A suivre.