L'émotion aux commandes.
Posté par:
ubik83 (IP Loggée)
Date: 11 septembre, 2016 13:20
Bonjour,
Il y a des années de cela, lorsque j'ai écrit mes premiers romans noirs, j'ai eu une conversation de ce genre avec mon éditeur. Je dépeignais des personnages criminels. Mon éditeur m'a dit : "il ne doit pas y avoir ambiguïté. On doit pouvoir savoir clairement quelle est ta position, que ce soit à la fin du roman ou avant". Et effectivement, dans mes textes ces personnages étaient condamnés moralement et, dans la plupart des cas, payaient en retour ce qu'ils avaient commis.
La gageure principale de ce roman, c'est qu'il devait être écrit à la première personne. C'est bien plus compliqué à traiter. On décrit les choses de l'intérieur, difficile donc d'introduire de la distance. On demande au personnage de lire entre les lignes. Tout cela est délicat.
En fait, j'ai mis en place toutes sortes de progressions, à l'intérieur de ce récit. J'ai pris en compte le facteur temps, et j'ai orchestré des fondus enchaînés, si l'on veut. Tout commence quand Wolfgang n'a que 9 ans, il n'est pas nazi, il n'est pas antisémite, rien de tout ça. Et j'ai montré comment, peu à peu, se tissent des toiles autour de lui, qui finissent par peu à peu en faire un nazi. En cela, je restituais ce que j'avais compris sur ce que faisait Baldur von Schirach, le dévoiement de la jeunesse allemande, par toutes sortes de biais. La séduction du diable, en quelque sorte.
Il est clair que si on se limitait à description de cette partie du roman, on pourrait croire qu'il montre cette séduction, sans la critiquer. Mais en fait, si on lit le texte et entre dans les détails, rien qu'à ce stade du roman, il y a des éléments nettement inquiétants et on voit que Wolfgang à la fois admire son ami Franz, mais en a peur. Et comprend que celui-ci n'a aucune limite.
La suite de son engagement, même si elle procède d'un aveuglement nazi, montre aussi que Wolfgang suit son ami, par dépendance, sujétion. Il est incapable de faire autre chose. Il ne peut se concevoir sans cette aide extérieure. En se soumettant à Franz, il accepte une position de sujet, qui le protège et le valorise, mais l'aliène, il en est conscient.
Les choses ne sont donc pas aussi simples que vous semblez le croire.
Dès qu'on arrive en Pologne, on comprend que Wolfgang n'avait pas du tout tiré les leçons de ce qui a précédé. Il ne s'attendait pas, concrètement, à devoir commettre des abominations. Il était dans une sorte d'exaltation patriotique, mais à aucun moment ne se représentait concrètement ce qu'on attendrait de lui. Il obéit, il fait ce qu'on lui demande. Il ne le fait que pour une seule raison : ne pas être séparé de son ami. L'idée qu'ils puissent être séparés le panique tant qu'il est prêt à commettre n'importe quoi pour rester avec lui. Mais il est malade de ce qu'il commet et réagit assez violemment à cette situation. Il fuit d'abord dans l'alcool, comme de nombreux membres de son groupe. Puis, Franz l'intoxique volontairement à la Pervitine, et Wolfgang s'y jette à corps perdu.
Wolfgang oscille dans cette partie, entre des réactions de dégoût, endiguées par la consommation de psychotropes, et des phases d'indifférence : il ne pense plus qu'au moment où ils rentreront chez eux. A un moment donné, il est obsédé par la mort, il ne voit plus dans la vie qu'une antichambre à la mort. Tout lui parait absurde. Il tue, mais la vie n'est plus pour lui qu'une vaste bouffonnerie. Il ne voit plus autour de lui que des morts, et des vivants qui seront morts eux aussi, plus tard. Tout n'est donc qu'une question de temps.
Certains événements, qui le touchent de façon plus personnelle, viennent par la suite achever de détruire ses systèmes de défense et de compensation. Tout d'abord, je l'ai dit, il est assez éprouvé lorsqu'il découvre la nature exacte de sa présence en Pologne. Il y réagit tant bien que mal, incapable de se soustraire, mais en compensant dans l'alcool et en s'enfonçant dans maladie, fuite et dépendance. Lorsque ces événements se produisent, il prend nettement plus ses distances avec la pensée nazie, avec la signification de sa présence. Alors, il a de plus en plus de mal à tenir, mais est toujours incapable de quitter Franz. Il sombre donc encore plus. Une liaison avec une jeune Polonaise fonctionne pour un temps comme parade : il ne pense plus qu'à la sauver, tout le reste passe à l'arrière-plan. C'est sa nouvelle mission.
Puis tout cela se précipite, nous nous retrouvons à Berlin, c'est la fin du Reich. Et là, peu à peu, il sort de cette dépendance, le charme vénéneux est rompu. Il fait comme beaucoup d'allemands : il reprend conscience. Il sort du cauchemar.
On peut dire qu'à la fin de cette guerre, il y a eu deux attitudes : certains sont restés farouchement nazis, nostalgiques, etc. D'autres ont repris leurs distances et ont vécu cette période sur le mode de la culpabilité. Ils refusaient d'en parler, notamment à leurs enfants, ce qui a créé une génération dont les films de Volker Schlöndorff, pour ne citer que lui, illustrent bien le désarroi : tabou du silence, volonté d'aborder cette période et de vider l'abcès.
Wolfgang reprend peu à peu ses distances, pendant le roman. A la fin du Reich, cette tendance se radicalise. Voilà, dans mon épilogue, ce qu'il dit, quelques années après. Je cite :
"Autour de moi, je suppose qu’on savait, me concernant. Au moins, que j’avais appartenu à la SS. Mais personne n’en a parlé. J’ai retrouvé mon travail, dans la Schutzpolizei. Mieux encore : ces années passées au service de Himmler m’ont été créditées en tant que policier. Il parait qu’elles compteront pour ma retraite. Un comble.
J’ai continué à boire et je n’ai pas pu décrocher de la Pervitine. Jusqu’à présent, j’en trouve en pharmacie. J’espère que personne ne modifiera le statut de ce produit. Si jamais ça changeait, je serais toujours à temps de m’en procurer au marché noir. Je connais pas mal de petites frappes.
Au travail, on me surnomme « l’épave ». Mais ça m’est complètement égal. Je fais mes heures, point. Mon passé de SS impose une sorte de crainte. On me fiche la paix. Même si parfois j’arrive en retard, ou manifestement saoul.
Avec les années, ma sujétion à Adolf Hitler s’est estompée, puis a disparu. Maintenant, je le maudis, lui qui a transformé ma paisible existence en enfer. J’étais un gamin paisible, imaginatif, je serais probablement devenu écrivain, musicien, médecin, que sais-je. Je n’étais pas idiot, j’avais des chances de faire quelque chose d’intéressant. Au lieu de quoi… Si l’enfer existe, j’espère que ce cinglé y rôtit. Et avec lui Goebbels ; et Von Schirach, aussi. Ils m’ont volé mon enfance, se sont servis de moi. Ils ont utilisé mon enthousiasme, ma jeunesse, mon élan vital, pour en faire quelque chose de monstrueux. C’est finalement à moi que j’en veux le plus ; je me sens souillé par ce que j’ai accompli. "
Puis, plus loin :
"J’avoue que je ne sais pas pourquoi je me maintiens en vie. Plus rien n’a de sens. Je crois que la seule raison qui m’empêche de me supprimer, c’est l’angoisse de la mort. Mais petit à petit, l’idée fait son chemin. J’ai fini par comprendre qu’un jour, nul miroir ne renverrait plus mon reflet. Wolfgang Ström disparaîtra, bon débarras".
Mon roman s'achève ainsi. J'ai ainsi obéi au principe que j'avais fixé avec mon éditeur : à la fin du roman, on comprend sans le moindre doute que Wolfgang a été utilisé et qu'il condamne ce qu'il a fait. Il est donc dans le registre de la culpabilité. Sans la moindre ambiguïté.
J'estime donc que nul ne peut juger ce roman s'il ne l'a pas lu en entier, et notamment s'il n'est pas parvenu jusqu'à ces ultimes phrases, puisque le roman se termine ici, quand le narrateur évoque sa propre mort, inéluctable, et la ponctue d'un "bon débarras".
Vous voyez, les choses ne sont pas aussi simples. Sauf si on a décrété qu'elles devaient l'être.
Pour ce qui est d'acheter ce roman, vous faites évidemment comme bon vous semble. J'espère toutefois que vous n'allez pas imaginer que j'ai posté mon message dans le but hypothétique que, le lisant, vous iriez acheter un roman dont je parle et qui n'est même pas encore paru, dont si ça se trouve mon éditeur ne voudra même pas ? ? ? Ce serait stupide de ma part. Et bien présomptueux.
Et puis honnêtement, mettons que vous soyez une douzaine de personnes, au maximum, qui lisiez ceci... Croyez-vous que le fait de vendre 12 exemplaires de plus ou de moins ait la moindre incidence sur la carrière d'un roman ? Pensez-vous que ça se joue à une douzaine de lecteurs ? Allons, restons sérieux !
Non, j'ai posté ceci PAR CORRECTION, parce qu'il y a là des personnes qui ont pris la peine de m'aider et je trouvais convenable et justifié, après tous ce temps et ces échanges, de dire aux intéressés que ces efforts avaient été fructueux, pas plus. Et si par la suite je leur donne mon identité, ce sera également pour cette raison, et non pas pour que 12 personnes de plus ou de moins achètent ma prose. Parce que nous avons passé du temps ensemble, que personne n'était obligé de m'aider et que pourtant certains l'ont fait, parce que je me sens redevable et qu'il me parait correct d'agir ainsi. No more.
Maintenant, si malgré les dernières lignes de ce roman, vous persistez à penser qu'il s'agit d'un monstre, je répondrai : eh bien soit. Admettons, ça n'est pas là l'important. Non pas que Wolfgang soit devenu un monstre, ça, on s'en doute bien. Mais par quel biais il l'est devenu. Voilà l'important.
Moi, ce qui m'intéressait, ça n'était pas tant lui, ni ce qu'il a fait, que de montrer pourquoi il l'a fait, à savoir, comment il a été manipulé. Ce qui m'intéressait, c'était de mettre en lumière la mécanique qui s'était mise en place pour faire de lui ce qu'il est devenu. Mécanique sociale, avec Baldur von Schirach et ses manoeuvres de séduction. Mécanique psychologique, avec tout ce qui se passe pendant l'adolescence, cette séduction et fascination mutuelle entre deux jeunes hommes, l'ascendant que prend l'un sur l'autre, etc. Le tout replacé dans le contexte romantique de l'époque, à travers le mouvement Wandervögel.
De part ma formation, je suis psycho-sociologue, au départ. Donc, ce qui me motivait, c'était de montrer comment, par quels biais, dans une certaine allemagne, on avait pu prendre un agneau, et en faire un loup. Des milliers d'agneaux, transformés en loups. Voilà le fond de mon discours. Je m'intéressais aux processus sous-tendus par cette métamorphose, dans le droit fil des recherches en psycho-sociologie initiées en amérique dans les années 30, Stanley Milgram et autres Muzaref Sherif. Cherchez sur ce sujet, vous comprendrez. Mon attitude, tout du long, a été celle d'un psycho-sociologue, qui cherche à comprendre, puis qui montre qu'il a compris et l'illustre, en situation.
Si vous pensez que mon texte est une apologie, vous vous contentez d'une lecture tout à fait grossière, superficielle. Ce faisant, vous vous condamnez à ne rien y comprendre. Mais libre à vous : j'ai appris de longue date qu'un roman, quand il est lâché dans l'air culturelle, n'appartient plus à son auteur : on peut lui faire dire tout, et le contraire de tout. On peut le comprendre tel que l'auteur l'a conçu, ou l'interpréter complètement de travers. L'auteur n'a strictement aucun pouvoir sur la façon dont on recevra son oeuvre. Le seul pouvoir qu'il a, c'est de veiller à la qualité de son texte. Le reste, nul ne peut le calculer. J'ai fait ce que j'avais à faire : j'ai effectué une illustration, une démonstration. J'ai montré, à travers mon texte, que j'avais compris comment fonctionnait cette époque et ce qu'elle pouvait produire. C'était mon seul propos.
Je ne suis pas donc pas "égaré", comme vous le dites si plaisamment. Bien au contraire, j'ai fait preuve d'une remarquable maîtrise de mon sujet. C'est vous qui vous "égarez", pour reprendre votre terminologie. Mais soit. J'explique tout cela non pour vous, car je gage que vous ne bougerez pas d'un iota, mais pour les autres, qui doivent, du coup, se demander ce qu'il en est. Et j'estime avoir à m'expliquer, encore une fois, par respect, par correction. Pour eux. Vous, pensez ce que vous voudrez, je ne me fais pas d'illusions : quand l'émotion est aux commandes...
Bref, juger de mon texte sans l'avoir lu le texte en entier me parait, à tout le moins, bien inconsidéré et tout à fait léger. Mais persistez si tel est votre bon plaisir.
Quelque part, je comprends qu'on puisse se méprendre : des décennies après, le sujet est encore éminemment douloureux. C'est pourquoi, quand ce roman est venu à moi, j'ai tellement cherché à me soustraire. Je savais qu'il touchait un point sensible de l'histoire, qu'il déclencherait des polémiques. Je savais également qu'il me demanderait de longues recherches et m'obligerait à affronter une certaine horreur, la regarder en face. J'ai tenté de résister, il m'a eu à l'usure, je me suis mis au travail.
Souvent, face à certains sujets épineux, c'est l'émotion qui l'emporte et on a des réactions comme la votre. Je la comprends, mais je ne peux que répondre ceci : lisez tout, ne jugez pas sur la base de bribes.
Cependant, lucide, je sais également que même en lisant tout, on pourra se tromper du tout au tout, prétendre savoir, mieux que l'auteur, ce qu'il a voulu dire. Je l'accepte. C'est la difficile position de l'écrivain. Dans notre monde, il n'existe nulle position qui soit exempte de souffrance. Du reste, je n'ai même pas choisi d'être écrivain, et ne comprends pas du tout comment je me soie retrouvé à le devenir.
A vous lire,