Re: Shoah de Lanzmann
Posté par:
Malczewski (IP Loggée)
Date: 25 mai, 2015 21:12
Lanzmann ne devait pas au départ aller en Pologne pour réaliser son film.
Si je comprends certaines de vos réactions ici je comprends aussi celles des juifs. Et elle n'est pas très compliquée à comprendre pour qui veuille bien se donner la peine.
L'immense majorité des polonais connaissent un bout de l'histoire des juifs durant la guerre, celle qu'on ressasse (à juste titre à mon avis). Une véritable chasse aux juifs a été organisée dans certaines régions et campagnes je ne parle pas de tous les pogroms qui ont eu lieu en région Podlaskie durant la guerre en 41, on ne peut nier une volonté farouche de dénoncer, traquer ou tuer le juif chez des polonais (je n'ai pas dit les) pour des raisons X ou Y déjà abondamment développées, ce qui ne peut justifier en rien qu'un paysan ou un petit bourgeois polonais de province et d'ailleurs tue mère et enfants au gourdin ou au couteau. Ce sont des situations que l'on n'a pas rencontrées en France à la même époque. En Pologne, nous étions dans une tout autre dimension, il faut aussi le savoir et l'accepter, même si c'est terriblement difficile pour les polonais qui du reste ont souffert aussi.
Je ne parle pas d'autres pays voisins où les choses ont pu être aussi sinon plus féroces. Je ne reviens pas sur ces justes dont le courage était hors normes.
Shoah doit aussi être restitué dans son contexte d'alors, rideau de fer, pays communiste, on ne connaissait pas grand chose de l'holocauste des juifs dans les autres pays, on en parlait à peine ou pas encore dans les écoles, peu de gens hormis des historiens et des spécialistes connaissaient déjà la Shoah par balles, etc. La Pologne, Auschwitz étaient le référentiel (à juste titre car c'est le pays où s'est principalement déroulé l'holocauste), à tel point que le discours de l'époque pointait même 4 millions de morts à Auschwitz.
L'eau a coulé depuis, on a appris bien plus de choses et comme le démontre l'historien Timothy Snyder (Terres de sang. L'Europe entre Hitler et Staline), il est mort plus de juifs hors des camps de concentration, c'est à dire dans les centres de mise à mort (qui étaient tout autre chose) selon la juste formulation de R. Hilberg, dans les ghettos, les campagnes, les forêts, fosses communes, rues, etc. D'où une implication plus active de populations locales.
Maintenant concernant le tournage en Pologne, j'adhère à certaines remarques.
Beaucoup de gens, pour ne pas dire presque tout le monde, ignorent que Lanzmann a interviewé Bartoszewski et que l'interview n'a pas été retenue. Idem pour Tadeusz Pankiewicz qu'il a interviewé, en allemand. Il a également rencontré Marek Edelman et on devine quelle a pu être la teneur de l'entretien à l'époque avec l'ancien bundiste antisioniste. Sans parler de l'interview tronquée de Karski.
Donc sur ce plan là, je reproche à Lanzmann d'avoir édulcoré son film de témoignages polonais primordiaux pour la connaissance du grand public, et des interviews à haute valeur humaniste.
Aussi plus basiquement, il n'interroge nullement Henryk Gawkowski sur Umschlagplatz où le cheminot de Treblinka avait du se rendre à plusieurs reprises, ainsi qu'Edelman qui s'y était également rendu, témoignages précieux sur ce lieu, A la fin de l'interview avec Gawkowski il lui pose la question quasi philosophique "les juifs, quelle faute avaient-ils à expier".
Il y avait donc indéniablement la volonté de présenter la Pologne sous un certain angle, mais sous quel autre angle pouvait-on la présenter dans un film qui retrace l'extermination des juifs dans le pays de l'holocauste ? Lanzmann était également dépendant financièrement de juifs étrangers, israéliens, américains, et cela a du jouer aussi pour ce film interminable à réaliser (une douzaine d'années)
Ceci dit, il présente sous un angle qu'il n'a pas volontairement créé lui-même puisque les interviews, ou plutôt micro-trottoirs, notamment à Grabów, étaient complètement improvisés (des rushes intéressants sont visibles sur le site USHMM). Cependant on pointe une orientation du propos à travers les questions, une recherche de certaines réponses (les juifs ont tué le Christ - Chełmno, les juifs biaisaient le business, les juives ne travaillaient pas et avaient la vie belle, les polonais habitaient les arrière-cours-Grabów, etc). De par le mode d'interview, improvisé, de par l'effet de groupe, on voit des polonais/polonaises se lâcher, et cela n'est pas une réaction créée de toute pièce par Lanzmann. C'est une réaction incitée mais exprimée naturellement par des polonais. C'est un fait. C'est un révélateur aussi à un instant t.
Maintenant, Shoah reste un monument, un marqueur et un témoignage indéniable, incontournable, nécessaire.
Le problème est que les polonais, non éduqués sur mille ans d'histoire des juifs en Pologne connaissent mal à pas du tout l'histoire passée des juifs, et inversement les juifs ignorent dans l'immense majorité cette histoire millénaire en terre polonaise. C'est une histoire profondément imbriquée et qui n'a pas compris d'un côté comme de l'autre cet aspect fusionnel a raté un gros épisode de l'histoire de la Pologne, de ses ancêtres.
Donc, le monde en est resté à l'image de la Pologne dans Shoah.
On aurait pu penser qu'à l'ère de la communication, la vision de la Pologne s'élargirait, mais finalement ce n'est pas le cas, sinon l'inverse. Globalement ça n'intéresse pas les gens de creuser la connaissance. Et pour comprendre Shoah, il faut creuser, lire, écouter, lire encore et apprendre.